Un besoin vital de reconnaissance

Fanny Peltier
à tout juste dix-neuf ans, l’attaquante anglaise Michelle Agyemang «a le monde à ses pieds», titrait la presse sportive fin juillet après la victoire de l’Angleterre à Bâle, en finale de l’Euro féminin de football. La joueuse d’Arsenal a même été désignée Jeune Joueuse du tournoi de l’UEFA EURO 2025. Pourtant, c’est avec humilité que la native de South Ockendon (Angleterre) a exprimé sa joie sur son compte Instagram, après le sacre face à l’Espagne.
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«Un immense merci aux supporters, à l’entraîneur, au staff et à mes coéquipières pour avoir rendu ce tournoi inoubliable! Je suis reconnaissante pour tout le soutien!» Elle a poursuivi son message en partageant un verset biblique du Nouveau Testament: «La victoire par notre Seigneur Jésus-Christ!» (1 Corinthiens, chapitre 15, verset 57).
Remercier les supporters, ses coéquipières et Dieu semble être une habitude pour la jeune Anglaise. En mai, elle soulignait la «bénédiction» qu’avait représenté son prêt d’une saison à Brighton, remerciant chaleureusement le club, les joueuses, les entraîneurs, le staff et les supporters: «Je suis infiniment reconnaissante pour l’amour et le soutien que j’ai reçus cette saison, qui m’ont permis de grandir à la fois en tant que joueuse et en tant que personne. Merci.»
Michelle Agyemang ne se contente pas d’être reconnaissante dans la victoire ou après une saison réussie. En avril, après une défaite contre la Belgique en Ligue des Nations, malgré son premier but, elle relativisait: «Pas le résultat que nous espérions, mais plus que reconnaissante d’avoir eu l’occasion de faire mes débuts en équipe senior. Un moment que je n’oublierai jamais – ce n’est que le début.» Elle accompagnait ces mots du verset biblique tiré de l’épitre aux Philippiens, chapitre 4, verset 13: «Je peux tout par Christ qui me fortifie.» Ainsi, dans la victoire comme dans la défaite, Michelle Agyemang garde une constante gratitude.
Loïc Dimitri Samen
«L’ingratitude est un danger extrême dans nos sociétés. Elle est à l’origine de nombreux malheurs, de destructions, de refus de reconnaître ce que l’on doit aux autres et même une remise en cause de l’existence de la civilisation», estime l’économiste et ancien haut fonctionnaire français Jacques Attali. Dans son nouvel essai Philosophie de la gratitude (éd. Les grands mots – Autrement), il s’intéresse en effet au concept de gratitude qui, quand celle-ci est libre, permet la démocratie. «C’est cette liberté, cette remise en cause de la gratitude imposée, qui est une des conditions fondamentales de la démocratie.»
Jacques Attali confie exprimer sa gratitude «de manière très simple, banale même: dire merci, sourire, rappeler à ceux qu’on aime qu’on les aime, prendre conscience qu’on est heureux d’être en vie, le matin. C’est aussi avoir de la gratitude envers des inconnus.»
Pour lui, «ce qui est intéressant, c’est que les personnes envers qui on exprime de la gratitude en tirent du bonheur, mais nous aussi. La gratitude est un facteur de bonheur, autant pour celui qui la reçoit que pour celui qui la ressent.»
L’écrivain décrit éprouver «un profond sentiment de gratitude devant des paysages exceptionnels, des œuvres d’art, ou simplement en voyant un oiseau passer.» Mais pour lui, la gratitude n’est pas qu’une émotion: cette gratitude peut se transformer en action. «A partir du moment où vous ressentez de la gratitude, vous avez un devoir de protection. Il y a un passage de l’émotion à l’action, et cette action devient une expression concrète de la gratitude.»
Alors que le pape Léon XIV appelait en juillet à une «révolution de la gratitude» envers les personnes âgées, Jacques Attali l’assure: «On doit avoir de la gratitude envers ceux qui ont construit le monde tel qu’il est. Même si on peut aussi leur reprocher certaines erreurs, on leur doit d’avoir été là, d’avoir transmis.» Ce devoir de gratitude envers les anciens, parfois même jusqu’à les diviniser, est un des fondements de nombreuses civilisations, notamment la civilisation chinoise, souligne le penseur.
Mais la gratitude a des limites: «On peut avoir de la reconnaissance pour quelqu’un sans être tenu d’obéir à cette personne. On peut par exemple être reconnaissant envers ses parents, mais cela ne signifie pas qu’on leur doit une obéissance éternelle. Il arrive un moment où il faut savoir se libérer.» A l’inverse, une société ingrate devient égoïste, centrée sur l’instant et sur elle-même. «Elle rompt les liens entre générations. On ne peut pas survivre sans gratitude. Mais cette gratitude doit être lucide: gratuite, désintéressée, mais aussi critique.»
Loïc Dimitri Samen
A lors que la Suisse s’apprête à célébrer le Jeûne fédéral, journée nationale de recueillement et de gratitude, Isaac Schmidt, footballeur international suisse, défenseur de Leeds United, livre en exclusivité pour Quart d’heure pour l’essentiel sa version de la reconnaissance. Elle commence par ce qui est, pour lui, l’essentiel: sa relation avec Dieu. «La première personne envers qui je suis reconnaissant, c’est Dieu.
Ce que j’ai aujourd’hui, ce que je vis, ce n’est pas le fruit du hasard. Même dans les moments difficiles, même quand j’avais l’impression d’être abandonné, il ne m’a jamais laissé tomber.» Pour le footballeur professionnel de vingt-cinq ans, le Jeûne fédéral n’est pas une simple fête. «C’est un moment où l’on se rappelle d’où l’on vient, de ce qu’on a reçu, de ce qu’on doit aussi à son pays. Mais pour moi, la reconnaissance ne s’arrête pas à un jour dans l’année. Chaque jour est important, chaque jour est une occasion de dire merci.»
Si son parcours sportif impose le respect, le chemin n’a pas été un long fleuve tranquille pour arriver en Premier League anglaise, le championnat le plus compétitif du monde. Blessures, diagnostics médicaux peu optimistes et doutes ont été autant d’obstacles à dépasser. «Les médecins me disaient que je ne pourrais pas faire de football professionnel. Et pourtant, j’y suis. C’est là que je vois la gloire de Dieu. Ce n’est pas juste de la chance, c’est une grâce: un cadeau.» Une grâce qu’il a notamment pu vivre avec ses coéquipiers tout au long de la saison 2024-2025, qui s’est terminée en apothéose par un sacre en Championship (deuxième division) et une montée en Premier League. «C’est un truc incroyable! Peu de gens auraient pu imaginer un tel scénario. Moi-même, je n’y croyais pas. C’est un rêve et c’est arrivé!
C’est là que je me rends compte que ce n’est pas de la chance, mais une grâce, c’est-à-dire un véritable cadeau de Dieu, de pouvoir être où j’en suis aujourd’hui.» Pour Isaac Schmidt, la reconnaissance s’étend bien au-delà des terrains de sport. Elle touche sa famille, ses proches, son entourage, qui ont traversé les étapes avec lui. «Dieu m’a béni, et au travers de moi, il a aussi béni ma famille. Mais j’ai aussi été béni à travers eux, à travers mes parents, mes sœurs, les gens que j’ai rencontrés, qui m’ont conseillé, réconforté. C’est un cercle de bénédictions, de reconnaissance mutuelle.»
Si au cours de sa vie, le natif de Lausanne a parfois pu s’éloigner de Dieu et le mettre de côté, Lui ne l’a jamais oublié malgré les erreurs qu’il a pu faire. «Même si on n’est pas parfait, Dieu reste fidèle au poste. Il est toujours là pour nous, même quand on pense qu’il est absent ou qu’on ne le prend pas en compte.» Et quand on demande à Isaac Schmidt ce qu’il retient de cette folle ascension – de Lausanne à Leeds United, puis de la deuxième division anglaise à la Premier League –, sa réponse reste la même: «Je ne peux qu’être reconnaissant.»
Propos recueillis par David Métreau

Article tiré du numéro Quart d’heure pour l’essentiel 2025
