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Eric-Emmanuel Schmitt, l’athée qui a rencontré Dieu

© Roberto Frankenberg
Entretien. Connu pour ses nombreux écrits, Eric-Emmanuel Schmitt a consacré «La nuit de feu» (éd. Albin Michel) à sa conversion dans le désert du Sahara à l’âge de vingt-huit ans.

Pourquoi avoir attendu si longtemps pour évoquer votre expérience spirituelle dans le désert, il y a 27 ans ?
J’ai longtemps cru que c’était une expérience intime, personnelle, singulière qui ne concernait que moi. J’avais tort. Quand on a la chance de recevoir un peu de lumière, on doit la rendre, la diffuser.
J’ai mis du temps, car je n’étais pas prêt à vivre cette expérience. J’étais un athée, paisible mais solide dans son athéisme. Quand je suis entré dans le désert du Sahara, je ne cherchais rien, en tout cas pas Dieu.
Cette grâce est tombée sur quelqu’un qui n’était pas du tout prêt. Préparé sans doute, car j’avais fait de la philosophie et m’étais intéressé aux questions métaphysiques.
J’ai mis du temps à lui laisser sa place. Il y avait sans doute une partie de mon esprit rationnel et relativiste qui renâclait. Petit à petit, cette partie qui veut nier, qui s’aime et qui veut s’enivrer de sa force, a fini par céder devant l’évidence de la révélation. Cela a donc pris des années pour que je devienne le croyant que je suis.
Et puis, lorsque j’ai commencé à en parler, je n’en disais jamais assez. J’ai été lent. Mais ce qui a précipité le mouvement, c’est la violence du monde actuel. Ce monde qui retentit du vacarme d’abrutis qui tuent, massacrent et violent au nom de Dieu. Là, je me suis dit qu’il fallait que je parle de ma foi, qui grandit dans le silence intérieur et qui n’a rien à voir avec le vacarme ambiant.

Quelles réactions vous a valu votre ouvrage La Nuit de feu ? Certains ont-ils essayé de vous raisonner, en mettant votre expérience sur le compte des circonstances et du contexte particulier où elle s’est produite ?
Je l’avais fait avant eux. J’avais moi-même voulu réduire cette expérience à un phénomène physiologique ou psychologique. J’avais moi-même tenté maintes fois de refuser cette nuit comme elle s’était présentée, une nuit mystique, une rencontre avec Dieu.
Donc non, «on ne me la fait pas». Aucune de ces objections ne tient. Les explications chimiques, physiologiques ne tiennent pas. Les explications psychologiques sont encore plus branlantes.
Par paresse, j’aurais moi-même voulu réduire cette expérience pour conforter l’athée que j’avais toujours été. Et donc quand certaines personnes m’objectent ces arguments, je les interroge sur leur paresse… Je leur dis : «Vous ne voulez pas penser qu’il est possible de croire ? Vous pensez que la vie de l’esprit est morte, qu’on ne peut pas avoir de surprise dans sa vie spirituelle ? D’où le savez-vous ? Et si vous ne le savez pas, pourquoi tenez-vous tant à cette illusion ?». Je renvoie la question au questionneur.

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Vous affirmez aussi que c’est le cœur qui sent Dieu, pas la raison…
Comme le disait le penseur Pascal, Dieu s’éprouve mais ne se prouve pas. C’est ce que j’avais oublié en entrant dans le désert. J’avais résolu le cas de Dieu. Il n’était pas visible dans mon expérience, pas productible par un raisonnement. Donc il n’avait pas lieu d’être dans mon univers mental. Et j’ai finalement éprouvé Dieu dans le Sahara.
Mais éprouver n’est pas prouver. Je continue à garder un langage à la fois de croyant et d’homme rationnel. Ceci dit, il me faut ajouter que croire n’est pas savoir. Eprouver Dieu, connaître Dieu par son corps et ses sentiments, ce n’est pas connaître Dieu de façon scientifique qu’on puisse transmettre aux autres. On ne peut donc que témoigner d’une expérience.
Notre époque souffre de ceux qui confondent croire et savoir : les intégristes athées ou religieux qui interviennent de façon violente parce qu’ils se croient possesseurs d’une vérité et d’un savoir. Il me paraît très important que la foi et la raison soient humbles.
La foi n’est pas une façon de connaître, mais une manière d’habiter l’ignorance, une façon de vivre le mystère, la foi. C’est énorme de croire, extraordinaire ! Mais d’un autre côté, j’appelle à la modestie de la raison. Ce n’est pas parce qu’on ne peut pas connaître Dieu par la raison que Dieu n’existe pas. Comme je le dis dans le livre : l’absence de preuve n’est pas une preuve de l’absence.

Comment expliquez-vous que l’intelligence et les mots ne permettent pas de saisir Dieu ?
Le langage est celui d’êtres finis, limités. On ne peut pas décrire l’infini, l’illimité. Le langage a été inventé pour décrire l’ordinaire, pas l’extraordinaire ; le visible, pas l’invisible. Toute approche de la réalité divine est métaphorique. Ce n’est pas une infirmité. C’est une condition essentielle pour en parler. On peut s’approcher par le langage, exprimer ce qu’est une expérience de foi… On peut aussi arriver à exprimer ce qu’est l’absence de foi.

Après vous être perdu dans le désert, vous avez survécu à une nuit de solitude et de froid. Vous dites que durant cette nuit de feu, votre être est sorti de l’enveloppe corporelle et vous a rapproché d’une force que vous avez nommée Dieu par la suite. Comment expliquez-vous qu’il soit venu à votre rencontre ?
Je ne sais pas répondre à la question du pourquoi. Pourquoi moi, lui ou elle. Je n’ai aucun mérite, car je n’ai entrepris aucune démarche, qui m’aurait conduit à la révélation. Le comment, je peux le dire. Ce qui s’est passé, c’est que j’ai lâché prise, au pied du Mont Tahat ; j’ai cessé de tout vouloir dominer, tout maîtriser.
J’étais un intellectuel de notre temps. Quelqu’un qui veut tout maîtriser par sa volonté, par sa raison et qui ne supporte pas que quelque chose lui échappe. Mais cet homme qui voulait tout maîtriser était en déroute. Car tout à coup, j’étais infiniment faible. Abandonnant tout idéal de maîtrise et de raison, j’ai pu laisser la place à l’expérience. Si je n’avais pas eu cette faiblesse, par où Dieu aurait-il pu entrer ?

Dans quelle mesure pensez-vous que chacun peut vivre la même rencontre avec Dieu que vous ? Peut-on la provoquer ?
Je pense que beaucoup de gens vivent des expériences extraordinaires, mais les mettent de côté. Beaucoup de gens sont envahis par le sentiment d’une présence extraordinaire, où d’un coup ils aperçoivent un éclair de sens dans l’univers. Ils sont saisis par la beauté et l’harmonie qui les entourent ou par la lumière d’un sourire. Tout le monde vit des moments qui ont l’air d’échapper au flux du temps, comme s’il y avait une percée de l’éternité. Et tout le monde met ça dans sa poche et à la périphérie de sa vie… Pourquoi ? Par paresse, par habitude, par conformisme, parce qu’il faudrait reconstruire toute sa maison intellectuelle pour intégrer ce qui vient de se passer.
Et le problème d’une révélation, c’est qu’elle est une révolution. Les cartes tombent, il faut brasser et réapprendre à jouer. Cela m’a pris des années.
L’époque nous pousse à occulter tout ça. Le langage prédominant est matérialiste, pragmatique, rationnel, construit sur une espèce de préjugé intellectuel stupide qui veut nous faire croire que croire ce n’est pas moderne, que le progrès de l’humanité est de se débarrasser des religions, et que le progrès est d’aller vers des sociétés vraiment athées. Cette philosophie de l’histoire consiste à croire qu’il y a eu l’âge de l’esprit et que l’âge moderne est celui de l’athéisme. Cela me paraît une sottise totale.

Devrions-nous davantage nous intéresser à Dieu ?
La question de Dieu est contemporaine à l’homme. Elle n’est pas contemporaine à une époque, mais à toutes les époques. L’homme vit avec cette question de Dieu. Quand des croyants se rencontrent, il n’y en a pas deux qui se ressemblent. Il n’y a pas non plus deux athées qui soient semblables. Chacun vit le mystère de la condition humaine à sa façon, avec sa propre histoire, avec ses propres aspirations, ses déceptions, ses enthousiasmes et ses rencontres…
On ne se débarrassera ni de Dieu ni des religions et il n’y a aucune raison de s’en débarrasser. C’est consubstantiel à la vie humaine.

Est-il plus difficile de croire au 21e siècle en raison de tous les progrès techniques et de la maîtrise humaine croissante dans tant de domaines de la vie ?
Le problème qui guette l’homme depuis le 20e siècle, et encore plus au 21e siècle, c’est l’orgueil démesuré. L’homme peut s’enivrer de ses progrès scientifiques et technologiques, de la domination de la planète qu’il est en train d’opérer, de la prise en charge de son destin. L’humanité a toujours été très satisfaite d’elle-même, mais elle a d’objectives raisons d’être très contente d’elle-même depuis la révolution industrielle et l’invention des sciences il y a quelques siècles.
Cet orgueil est cependant trompeur. Il peut conduire à cette espèce de narcissisme vain, qui nous fait penser que l’homme est au-dessus de toute la création, de toutes les créatures et même d’un quelconque Créateur. Ce faisant, l’homme finit par oublier sa condition. Et il oublie de pratiquer la modestie et l’humilité qui doivent accompagner une vie d’homme.
Alors oui, notre époque rend la foi difficile mais nécessaire. Le christianisme est une force de résistance contre un monde totalement matérialiste, dominé par l’intérêt et la recherche de l’argent. L’inspiration des Evangiles est un contre-pouvoir plus difficile, mais aussi plus nécessaire que jamais.

Comment nourrissez-vous cette foi au quotidien ?
C’est elle qui me nourrit. C’est la foi qui a pris sa place en moi. Une place énorme. Elle a changé mon rapport aux autres, au monde. Elle me donne une énergie incroyable. Le sommet de la liberté, c’est de dire oui, pas non. De consentir, d’acquiescer, d’accepter.
La vie m’oblige à courir, à penser à des choses stupides, à m’occuper de mes intérêts. Je vis parfois à distance de ma foi. Ce n’est pas moi qui retourne vers elle, mais elle qui me bouscule. Elle est plus forte que moi. Ce n’est pas moi qui m’occupe d’elle, c’est elle qui s’occupe de moi.

Propos recueillis par Christian Willi

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